Revue Chemins d'étoiles n° 10
Novembre 1997 - ISSN 1279-368X - 15 € TTC
Editorial
Les contes sont le moyen d’expression favori du peuple inuit. Au cœur de sa culture orale, ils reflètent sa sagesse et sa mémoire vivante. L’un d’entre eux, rapporté par Knud Rasmussen, raconte qu’un corbeau, survolant la mer, fut aspiré par une baleine et atterrit dans son ventre. L’obscurité y régnait comme au fond d’une caverne. Soudain, il aperçut une lueur : c’était la flamme d’une lampe à huile, soigneusement entretenue par une jeune fille. Une voix résonna solennellement dans l’antre ténébreux : “Tu es le bienvenu ici, mais tu dois me promettre une chose : tu ne toucheras jamais à ma lampe.” Aussitôt, le corbeau donna sa parole. Sur-le-champ, il la reprit. Profitant de l’éloignement de la jeune fille, l’oiseau noir picora la graisse de la lampe. Celle-ci s’éteignit et la jeune fille s’affaissa, inerte. Au même instant, le cétacé qui les transportait expira. Le corbeau comprit alors son forfait : la jeune fille était l’âme de la baleine et la lampe représentait son cœur.
Ainsi, l’homme du Nord veille sur une flamme fragile. Au sein du foyer, une lampe conjure les ténèbres et le blizzard qui souffle en rafales. Si la lumière vacille, c’est que son âme vibre. L’univers entier respire en lui. Car il est le gardien d’un autre feu : l’étoile Polaire, axe immuable du cosmos, autour duquel pivote la voûte céleste. Par elle, les chamanes et les héros s’échappent vers des mondes inconnus. Pour tous les peuples, elle est le pilier sacré, la porte du Ciel.
Ultima Thule… Les confins de la Terre réconcilient les extrêmes : joignant le pôle terrestre au pôle céleste, le Nord abolit les frontières. La nuit polaire succède au jour permanent et, dans le suaire des aurores boréales, les morts se rappellent aux vivants. L’épopée du Pôle est tragédie sublime.
Beaucoup s’y sont risqués, en ont cherché l’accès. Porte ou passage, mer libre pour un voyage au centre d’une Terre inexplorée – à conquérir. Nord des extrêmes, à l’“extrême nord humain” où, selon Paul Valéry, personne ne parvient. Et pour cause. À l’approche de l’axe magnétique de la Terre, l’aiguille de la boussole s’affole. Certains s’y sont égarés à en perdre le Nord. Le Pôle ? Point imaginaire, en réalité bien fluctuant. L’étoile Polaire ? Cap incertain, distinct du Septentrion. Au terme de sa course, le capitaine Hatteras y laissa l’usage de la parole et sa raison. Sur la mer de glace, L’Espérance fit naufrage ; la banquise la figea dans sa course. Vertige d’un monde mouvant. Mirage en terres de brumes.
Les eaux primordiales ont engendré le temps des origines et des recommencements. Avant d’être exploré, ce pays fut rêvé. Peint, dessiné, chanté sur la lyre d’Orphée. Univers des possibles, le Grand Nord s’est forgé un mythe. Et avant tout, celui que chaque être, dans son clair-obscur, s’imagine. À travers le labyrinthe des solitudes glacées, dans le creuset d’une nature changeante, il balise cet espace vierge pour retrouver le Nord – son propre nord.
Au sommet du monde, l’homme qui a connu les ténèbres y trouve sa lumière. Une lueur fragile, qui parfois vacille puis se redresse, fière, vers le ciel.
Gaële de la Brosse
Sommaire Cheminements : Repères : Dialogues : L’espace et le temps : Passeurs : Lire, voir, écouter : Lexique. Page 202 Bibliographie. Page 204 |
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